Que s’est-il passé entre le 2 mars, jour de sa disparition, et le 23 avril, quand le corps du réfugié est repêché dans une rivière au nord de Stockholm ? La police suédoise n’écarte aucune piste et s’apprête à divulguer les détails très attendus de l’autopsie.

À l’approche de sa quatrième décennie, tout laissait penser que Sajid Hussain allait retrouver une vie stable et heureuse. Après un exil nomade de plus de sept ans, le journaliste pakistanais, qui écrivait sur les violations des droits de l’homme dans son pays, avait récemment pu obtenir l’asile en Suède. Les démarches diplomatiques pour faire venir sa femme, sa fille de 9 ans et son fils de 5 ans, étaient en bonne voie. Il avait trouvé un mi-temps comme maître de conférence à l’université d’Uppsala, au sein de laquelle il était très impliqué, doué et apprécié, également comme étudiant.

Sajid Hussain vivait à Stockholm, chez son ami Abdul Malik. Le lundi 2 mars, vers 11 heures, il lui dit au revoir, ainsi qu’à Taj Baloch, un intime de près de 30 ans que nous avons pu contacter. Il monte dans un train pour Uppsala, une bourgade à environ 60 km au nord de la capitale, où il arrive moins d’une heure plus tard. Il s’y rend dans le but de récupérer, auprès d’une agence, les clés d’un logement où il s’apprêtait à emménager. « Vers 14h, il appelle notre ami à Stockholm. Il lui dit qu’il va prendre les clés de sa nouvelle chambre et qu’il rappellerait une fois qu’il les aurait. Mais il ne l’a jamais fait », explique Taj Baloch. Sajid Hussain s’y est bien rendu puisqu’il y dépose quelques effets personnels. Selon la télévision publique suédoise, il apparait sur une caméra de surveillance d’une station-service située en face de l’agence immobilière. Ce sera la dernière image de lui vivant.

Dans l’attente des faits

Avant de poursuivre vers Uppsala et finir dans le lac Mälar, la rivière Fyris traverse Ulva Kvarn. Ce hameau bucolique est bâti autour d’un ancien moulin, qui abrite aujourd’hui le musée régional. Un café, des canoës, un panneau d’orientation en bois pour explorer les environs.

C’est à cet endroit que le 23 avril, le corps de Sajid Hussain est découvert, dans la rivière. Il faudra attendre une semaine, le 1er mai, pour que la police confirme qu’il s’agit bien du journaliste. Accident ou crime ? Cette question hante ses proches et ceux qui s’interrogent sur cette brusque disparition. Deux mois après, les questions sont aussi nombreuses que les faits établis bien parcellaires. Seule la piste du suicide semble écartée.

Carina Jahani, responsable du département de langues iraniennes, prévient la police d’Uppsala, dès le 3 mars. Le 5, celle-ci ouvre une enquête pour disparition. Dans le courant du mois, son ami Abdul Malik lance une campagne sur Twitter, #FindSajidHussain. « Le 23 mars, Carina Jahani nous sollicite pour faire avancer les choses », explique Érik Halkjaer, responsable de la section suédoise de Reporters sans frontières, organisation de référence dans le monde pour la liberté de la presse et la sécurité des journalistes. Le 30 mars, RSF publie un article sur son site. À plusieurs reprises sur le Balouchistan Times, média numérique créé par le journaliste, sa famille s’est étonnée du peu d’implication des autorités dans l’enquête pour ce profil à risque. Son entourage suédois doute aussi du sérieux. À la mi-avril, le dossier change justement de main: il est désormais instruit par la procureure spéciale Ulrika Lindsö, à l’Unité nationale contre le crime international et organisé.

Très prudente et avare de détails, la police affirme le 1er mai que « l’autopsie a permis de réduire les soupçons selon lesquels il aurait été victime d’un crime », sans pour autant l’exclure. Un rapport complet est attendu pour les prochains jours.

La corporation journalistique, elle, voit plutôt la main du très puissant Inter-services Intelligence (ISI) pakistanais. « Tout porte à croire qu’il s’agit d’une disparition forcée, affirmait le 30 mars Daniel Bastard, responsable du bureau Asie-Pacifique de RSF. Si l’on s’interroge sur l’identité de ceux qui auraient intérêt à faire taire un journaliste dissident, la première hypothèse est celle des services secrets pakistanais. Compte tenu des articles publiés par Sajid Hussain, qui franchissait régulièrement les « lignes rouges » imposées par l’establishment militaire d’Islamabad, un solide faisceau de présomptions nous conduit à demander à la police suédoise de privilégier ce scénario. »

La famille appelle toutefois à éviter les spéculations et conclusions hâtives. « Le frère de Sajid Hussain est lui aussi journaliste, il est donc attaché aux faits. C’est frustrant pour tout le monde, mais avons besoin de plus de faits », pose Steven Butler, responsable du bureau Asie au Committee to Protect Journalists (CPJ). Toutefois, lui non plus ne cache pas son scepticisme sur la piste accidentelle. « D’autres dissidents en Europe font l’objet d’attaques. Il y a des suspicions sur l’implication des services secrets pakistanais. Et si cela se confirme, il est important que les gouvernements européens prennent des mesures pour stopper cette tendance. »

Selon RSF, l’ISI tient à jour une liste des journalistes en exil. Le blogueur Ahmad Waqass Goraya, réfugié à Rotterdam (Pays-Bas), accuse régulièrement l’armée de violations des droits humains. Il a récemment fait l’objet d’une agression physique et de menaces en ligne. D’autres craignent également pour leur sécurité en France, en Belgique et au Royaume-Uni. Sajid Hussain n’avait, à la connaissance de son entourage suédois, reçu aucune menace. Il aurait juste semblé soucieux, le week-end précédent sa disparition.

Un critique du gouvernement central

Décrit par son ami Taj Baloch comme quelqu’un de « humble et très attentionné », Sajid Hussain n’avait pas que des amis. Jusqu’en 2012, il était rédacteur en chef adjoint au News International, le principal quotidien anglophone du Pakistan. Au fil de sa carrière démarrée en 2007, Sajid Hussain s’était taillé une réputation à la mesure des faits qu’il racontait :  « Son travail lui a apporté un certain nombre de problèmes avec les autorités qui n’aimaient pas beaucoup ses histoires interdites sur le Balouchistan », écrit la rédaction du Balouchistan Times, vendredi 1er mai. 

Le Balouchistan est la plus vaste région administrative du Pakistan. Montagneuse et rurale, elle est frontalière de l’Afghanistan et de l’Iran et l’ethnie balouche s’étend sur ces trois pays. Elle est aussi la moins peuplée et la plus déshéritée du pays. Le sous-sol en revanche est des plus riches, en cuivre et en gaz. Minée par une insurrection depuis des décennies, la province voit s’affronter une myriade d’acteurs : talibans afghans et pakistanais, forces armées gouvernementales et services secrets, mouvements nationalistes balouches, groupes jihadistes dont des cellules de l’État islamique, trafiquants de drogue. « Sajid Hussain était assez courageux pour affronter tous ces gens à la fois », vante Taj Baloch, lui-même linguiste et militant des droits de l’homme.

Quetta et sa province ne sont pas un havre de paix pour les dissidents critiques du pouvoir central à Islamabad. « La plupart des reporters qui travaillent au et sur le Balouchistan ont été menacés ou tués. Des milliers de personnes son enlevées par les militaires en plein jour. Plus d’un millier ont été retrouvées mortes, avec des marques de tortures sur leurs corps », appuie Taj Baloch. Le Conseil des droits de l’homme de sa province, qu’il coordonne depuis la Suède, liste les personnes disparues et exécutées. De son côté, l’ONG Freedom Network comptabilise sept assassinats de journalistes depuis mai 2019.

Freedom Network

Sajid écrivait sur le trafic de drogue. L’un de ses articles, daté de mars 2012, Le Parrain est parmi nous, est consacré à l’un des plus puissants chef de cartel d’héroïne au monde et criminel notoire, Imam Bheel. Mais les disparitons forcées étaient son sujet de prédilection.

C’est ce sur quoi il enquêtait lorsque, au mois de septembre 2012, des hommes en armes surgissent chez lui. « Sajid était absent. Les hommes ont demandé à sa femme sur quoi il travaillait. Ils ont pris son ordinateur et ses notes. Sajid a décidé de quitter le pays et m’a rejoint à Oman », raconte Taj Baloch.

S’ensuit une longue période d’exil. Du sultanat d’Oman, Sajid Hussain gagne l’Ouganda, où il lance le Balouchistan Times. Il séjourne également de manière intermittente aux États arabes unis. En 2017, il atterrit finalement en Suède où il obtient l’asile l’année suivante.

Son avenir professionnel s’annonçait prometteur. Carina Jahani, la spécialiste de la langue balouche qui supervisait son travail autant qu’elle travaillait avec lui, ne tarit pas d’éloges à son égard dans sa réponse à notre sollicitation, reçue dimanche soir 4 mai : « Il était brillant et travaillait énormément. J’espérais l’avoir comme post-doctorant à l’automne. On lui doit la majeure partie du premier dictionnaire numérique balouche-anglais. Il étudiait aussi le suédois et se réjouissait à l’idée de revoir sa famille, dont il parlait beaucoup et toujours en bien. Je perds un collègue et un ami. C’est une grande perte. »

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